Hors-limites : le cinéma de Jaco Van Dermael


Synopsis


Jaco Van Dormael a souvent été qualifié d’enfant prodige du cinéma belge. Dès ses premières œuvres, il a démontré une inventivité et une maîtrise de cette forme d’expression véritablement sidérantes.
Hors limites  veut montrer que Mr Nobody, son dernier long-métrage, est l’aboutissement d’un projet (conscient ou inconscient) forgé dès E pericoloso sporgersi, le premier court métrage de Jaco. Bien qu’il connaisse à fond les techniques et les règles du cinéma, celui-ci entreprend, dans chacun de ses films, de les transgresser au moins en partie. Pour cette raison, ils sont tous uniques et incomparables. Et, parmi ceux-ci,  Mr Nobody est, de loin, le plus « Hors limites ».
Mais mettre en valeur l’originalité profonde des films de Jaco Van Dormael ne pourra se faire sans entrer dans l’intimité de leurs processus de création. Car, si ces films sont parfois géniaux, c’est en grande partie parce que Jaco les a créé avec une méthode elle-même unique.
En réalisant ce portrait, c’est dès lors un homme singulier tant par son œuvre que par sa manière d’être qu’Olivier van Malderghem, son ami de trente ans, nous fait découvrir.

 

La thématique du double et de la copie

Pour Jaco, on devrait pouvoir choisir sans exclure. Le problème que cela lui pose, comme scénariste, est que le film doit dès lors permettre au spectateur de suivre toutes les alternatives d’un choix effectué par un personnage, et non une seule d’entre elles.  Au « ou bien, ou bien » qu’implique le choix, Jaco Van Dormael préfère la formule « je préfère les deux » (qu’utilise Alice dans Toto le Héros, après Brigitte Bardot dans Le mépris, de Jean-Luc Godard).

Une écriture singulière

Jaco écrit sans avoir de ligne de conduite, sans idée très précise de l’histoire qui sera racontée… La technique plus traditionnelle du synopsis que l’on développe l’aurait sans doute amené à ne garder trop souvent qu’une des deux alternatives d’un choix, alors qu’en jouant sur les dédoublements et les ressemblances, Jaco Van Dormael crée des cycles, et donc des rythmes. Cette façon de procéder est proche de la manière de faire du poète, qui aime les mots pour eux-mêmes, et non parce qu’ils permettent de raconter une histoire.
Pour Jaco, les images sont comme les mots du poète, elles ont une valeur en soi. Sa difficulté en tant qu’auteur est de faire exister malgré tout une histoire. Et cette contrainte lui paraîtra de plus en plus lourde, au fil du temps.
Selon lui, le film-poème est aussi un film-pensée, une forme de jonglerie confidentielle et cryptée, dont la création peut prendre des années, étant donné le nombre de paramètres sur lesquels il joue.

Jaco Van Dormael, cinéaste de l’enfance et du handicap

Pour Jaco, entrer dans l’âge adulte, c’est entrer dans une forme de normalité insupportablement contraignante… En particulier, être adulte, c’est apprendre à renoncer, cesser de croire que l’on peut choisir sans ce prétendu corollaire: exclure. Jaco privilégie le regard de l’enfant, pour qui tout est possible, et pour qui il n’y a dès lors pas de limites. Il peut être plusieurs personnages, vivre plusieurs vies, dans plusieurs mondes. Une porte peut être ouverte et fermée, on peut être mort et vivant.

En perdant l’émerveillement, l’enfant ou le trisomique perdent la capacité de résister à violence du réel. Le huitième jour se termine par le suicide de son héros trisomique. Ainsi Jaco tente de prolonger dans ses films ce merveilleux de l’univers infantile, recréant l’illusion comme s’il s’agissait pour lui d’une question de vie ou de mort.

La complexité rendue simple et lisible

Selon Jaco, le passage du temps amène à la déchéance.  Par le pouvoir de l’imagination, il propose de revenir à un monde sur lequel la mort n’a pas de prise.

Il faut se rendre capable de contourner la disparition (la sienne ou celle d’un autre) ici et maintenant en « apparaissant » ailleurs, plus tard (ou plus tôt…).  L’existence ressemble alors à un jeu vidéo dont serait banni le  « game over »…

Jaco peut alors persuader les adultes que ses idées enfantines d’immortalité et d’ubiquité sont supérieures aux leurs. Il peut leur donner un caractère indiscutable. En effet, le cinéma, comme art de l’illusion, permet de créer ou renforcer la vraisemblance d’idées qui, posées à froid, n’entraînent qu’un haussement de sourcil agacé… L’illusionniste (Jaco a commencé comme clown) est passé cinéaste avec armes et bagages… Et son extraordinaire compétence est mise au service des rêves propres à l’enfance.

Temps d’écriture/irréversibilité du temps

Jaco met beaucoup de temps à composer en tous sens un trajet narratif nomadique, là où d’autres racontent une histoire en ligne droite, ou, pire, n’en racontent pas du tout.
Pénélope, pour tromper ses prétendants, défaisait chaque nuit la tapisserie qu’elle avait faite la veille, revenant éternellement au point de départ. Un film est un tissu plus compliqué, mais son auteur peut suspendre, lui aussi, le passage du temps.
Et, comme Jaco se refuse à opérer par étapes distinctes et irréversibles, il peut être amené à repenser l’ensemble du film parce qu’un détail à première vue insignifiant fait obstacle à son homogénéité. La partie et le tout étant indissociables, transformer la partie, c’est transformer le tout, et il faut donc tout revoir ! Cela prend du temps…

Il voyage au sein de son film comme ses personnages dans l’espace-temps… Sans guère subir le poids des contraintes, et en particulier l’irréversibilité du temps. C’est jubilatoire, il s’amuse comme un fou.
La question de l’irréversibilité du temps est en effet un thème qui traverse trois de ses films : soit parce que son personnage vit ses existences possibles comme des existences réelles E Pericoloso Sporgersi, soit parce que ses personnages rusent pour la contourner Toto le Héros, soit enfin parce que la transformation de l’espace-temps permet de la surmonter Mister Nobody.

Du zig-zag à la ligne droite

Son travail sur la structure du scénario, opérant par zigzags narratifs, confrontation d’hypothèses, amène aussi à une maîtrise du temps semblable à celle dont ses personnages se rendent capables : selon le choix que le personnage fait à tel moment de l’histoire, sa vie – et l’ensemble du film – prend telle ou telle direction. Il lui est souvent loisible de remonter dans l’imaginaire ou la réalité, avant ce choix fatidique.

Il existe donc une très forte corrélation entre la lenteur mise à écrire un scénario, chez Jaco, et le thème qui l’obsède. Car celui-ci n’est qu’en apparence la question du hasard. En réalité, la difficulté que rencontrent ses personnages consiste en une impossibilité logique : celle de choisir sans exclure… Le but fascinant poursuivi par nombre d’entre eux est ce mirage : vivre une vie dans laquelle tout choix serait innocent. Il n’aurait donc pas pour conséquence de nous engager, comme dans la réalité.

 

Fiche technique


Réalisation : Olivier van Malderghem
Scénario : Olivier van Malderghem
Avec la collaboration de Luc Jabon
Image :  Pierre Gordower
Son : Dominique Warnier
Montage : Sandrine Degeen
Assistant monteur et 2ème caméra : Geraud Vandendriessche
Montage son et mixage : Roland Voglaire

Producteurs : La Cinémathèque de la Communauté française de Belgique : Francis Dujardin et Iota Production : Isabelle Truc

Coproducteurs : R.T.B.F. (Télévision belge) et Arte Belgique, avec le soutien de la Communauté française Wallonie-Bruxelles et de la Loterie Nationale

 

Jaco van Dormael

Jaco Van Dormael est né le 9 février 1957 à Ixelles (Belgique). Il a vécu une partie de son enfance en Allemagne. Après des études de cinéma à Louis-Lumière (Paris) et à l’INSAS (Bruxelles), il devient metteur en scène de théâtre pour enfants et clown.

Il écrit et réalise plusieurs courts métrages de fictions et documentaires – Maedeli-La-Breche (1980), Stade (1981), L’imitateur (1982), Sortie de secours (1983), E pericoloso sporgersi (1984), De Boot (1985) – avant d’écrire et de réaliser trois longs métrages : Toto le Héros (1991) avec Michel Bouquet récompensé par la Caméra d’or au Festival de Cannes, Le Huitième Jour avec Pascal Duquenne et Daniel Auteuil (1996) qui recevront le Prix d’interprétation masculine (ex æquo) au Festival de Cannes, et Mr. Nobody (2009) avec Jared Leto, Sarah Polley, Diane Kruger et Lin Dan Pham, primé au Festival de Venise et à la cérémonie des Magrittes où il recevra trois prix (Magritte du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario original), ainsi que le Prix du Public aux European Film Awards.

Jaco van Dormael assure également des mises en scène de théâtre comme Est-ce qu’on ne pourrait pas s’aimer un peu ? avec Eric De Staerke. En 2012, il met en scène son premier opéra Stradella de César Franck, dans le cadre de la réouverture de l’Opéra Royal de Wallonie à Liège. Jaco van Dormael explore dans ses mises en scène teintées d’onirisme, la puissance de l’imaginaire et la part de l’enfance.

En moins de trente ans il a développé un univers poétique et ambitieux qui lui est propre et des formes non-linéaires du récit.

 

Sujet(s)

Un quart de siècle est passé depuis la réalisation du court métrage E Pericoloso Sporgesi, quinze ans depuis la réalisation du Huitième Jour.  Jaco van Dormael, auteur prolifique pendant les années 80 et 90, s’est arrêté soudain en 1997.  Puis, le voilà revenu en 2009 avec un long métrage qui rompt en partie avec son esthétique antérieure.
Qu’est-ce qui explique ce long retrait ?
Est-ce le signe d’une difficulté à dépasser les limites atteintes dans ses œuvres précédentes ?  Est-ce lié aux douleurs de l’enfantement de Mr Nobody obligeant Jaco à de longues années de travail et de maturation ?
Lançons cette hypothèse : Jaco, maître incontesté de la narration en images et en sons, a un jour considéré que raconter une histoire n’est plus, pour lui, un tâche prioritaire.
Il s’est jeté à corps perdu dans une démarche de réalisation dans laquelle l’idée de mort (et donc de fin) n’est plus structurante… Un film qui se développe de façon aléatoire, et qui n’a pas de fin à proprement parler. Cette manière de (ne pas) raconter une histoire ne résulte pas d’un hasard de Jaco (c’est un storyteller hors pair), mais d’une réflexion sur le rapport entre la vie réelle et le cinéma.

Le film

Le ton du film est celui d’une chronique racontée par la voix du réalisateur, ancrant le sujet dans un contexte précis, allant de la finition de Mister Nobody jusqu’à sa sortie en salle.
Cette voix-off ponctuelle permet de rendre compte de cette temporalité particulière dans laquelle vit Jaco, dans la mesure où le démarrage du film a été freiné par les difficultés que celui-ci a rencontrées lui-même au moment de la finition de Mr Nobody quand la sélection à Cannes ne s’est pas faite…
Les étapes de la réalisation de Hors Limites racontent donc aussi les revirements qui ont jalonné la finition et la sortie de Mr Nobody, une sortie difficile et qui n’a d’ailleurs toujours pas fini de faire parler d’elle.
Faire partager aux spectateurs la vie chaotique de la fabrication d’un film, c’est également le faire entrer dans une enquête sur le mystère de Jaco,  poète et créateur.
Hors Limites montre également des moments de vie de Jaco, sa vie de cinéaste, de père, de fils, de collaborateur, d’ami …
En découvrant son parcours, on découvre aussi son univers car pour lui, raconter et être semble se confondre…